Métropole située sur une vaste lagune, Lagos est l’ancienne capitale et l’actuel cœur économique du Nigeria ; c’est aussi la première ville d’Afrique, avec 12 millions d’habitants, environ le double si l’on prend en compte l’agglomération dans son ensemble. Par bien des aspects, ce géant urbain est une ville assez emblématique des bouleversements du monde moderne : une activité portuaire mondialisée au cœur d’un développement exponentiel générateur d’exclusions, une explosion démographique incontrôlable, un étalement urbain accompagné d’une densification très forte dans des quartiers illégaux où la pauvreté est trop souvent la règle.
La position lagunaire de la ville place aussi Lagos sur le front d’une autre problématique très contemporaine, celle de la vulnérabilité au changement climatique : de nombreux bidonvilles sont situés dans des zones inondables et certains quartiers sont d’ores et déjà construits sur pilotis. Le quartier illégal de Makoko, en particulier, situé à l’entrée de la lagune, face à l’île accueillant le quartier moderne des affaires et à proximité immédiate du pont reliant cette dernière à la terre ferme, donne à voir un enchevêtrement de maisons reliées par des passerelles, entre lesquelles circulent des pirogues. Un bidonville photogénique, donc, avec ses pilotis et ses pêcheurs.
Makoko a acquis récemment une certaine notoriété internationale grâce à un projet architectural de Kunlé Adeyemi, un jeune architecte nigérian, fondateur de l’Agence NLE. Il s’agit de la construction d’une école flottante. Cet intéressant prototype de forme triangulaire possède un toit à double pente posé sur une plateforme de 10 m sur 10 m, avec une hauteur de 10 m au faîtage. La structure, de bois et de bambou, propose une alternative intéressante aux pilotis : elle flotte sur un tapis de barils de plastiques recyclés. La forme triangulaire apporte le meilleur rapport entre stabilité et surface disponible : le centre de gravité de la construction est bas pour en assurer la flottabilité tandis que la structure parvient à dégager trois niveaux, le bâtiment proposant, de bas en haut, un grand plateau ouvert, destiné à des activités collectives, deux salles de classes fermées, posées sur une plateforme intermédiaire formant un volume parallélépipédique inséré dans le volume triangulaire, enfin une terrasse ouverte posée sur le toit des salles de classe. Le bâtiment possède donc au total une surface bâtie de 220 m² pour une superficie au sol (ou plutôt sur l’eau) de 100 m².
La construction du prototype, en 2013, change immédiatement la donne à l’échelle du quartier de Makoko, puisqu’elle permet de créer un bâtiment d’éducation publique sur la lagune elle-même, c’est-à-dire au plus près des habitations des plus pauvres et donc de permettre la scolarisation d’enfants avec un investissement faible, en tout cas à la portée de l’investissement public, le tout appuyé sur une logique de production en cycle court bénéficiant à l’activité locale. Plus globalement, ce prototype est aussi une proposition de solution pour faire face aux risques d’inondations et aux variations attendues du niveau des mers : en ce sens, le projet est donc une réflexion sur la capacité des collectivités à refuser l’exode en restant sur leur territoire et en trouvant des moyens ingénieux pour surmonter les difficultés. L’ambition est donc bien de pérenniser le prototype, de le faire évoluer de manière suffisante pour transformer les habitudes de vie. Dans cette perspective, des pistes d’amélioration du processus de construction et le développement de solutions techniques permettant d’améliorer le confort offert par la structure sont imaginées, à commencer par l’installation de panneaux photovoltaïques sur le toit de la structure afin de rendre le bâtiment autonome énergétiquement ou encore la mise en place d’un système intégré de traitement des eaux usées, réduisant ainsi à presque rien l’empreinte écologique de la construction, alors même que la lagune est aujourd’hui très polluée. En voyant plus loin encore, le concepteur positionne son projet comme la première pierre d’une ambition plus vaste et de plus long terme, puisqu’il s’agirait de construire une véritable ville constituée d’un tissu d’habitations flottantes capables de résister à la hausse du niveau des eaux : avec peu de moyens, ce prototype souhaite donc annoncer une nouvelle manière d’habiter, permettant à des populations sans ressources de surmonter durablement le défi climatique tout en améliorant leur cadre de vie.
L’école flottante de Makoko est donc un projet à la fois novateur et très ambitieux, à vocation universelle : il s’attaque à la question de la pauvreté, le projet s’appuyant sur des matériaux simples et locaux, à la question de l’accès à l’éducation pour les enfants des bidonvilles, à la question du maintien sur le territoire de populations vulnérables face au changement climatique. En un mot, il s’agit d’un projet d’architecture au sens le plus fort du terme, capable de proposer des solutions ingénieuses pensées à partir d’une logique de conception respectueuse des ressources disponibles et au service d’un projet social.
Pauvreté, éducation, climat : c’est très naturellement que le projet, conçu dès 2010 et achevé en 2013, trouve toute sa place dans la programmation de la biennale de Venise 2016 portée par son commissaire l’architecte Alejandro Aravena, et intitulée Nouvelles du front. Un second prototype est donc construit sur la lagune de la Sérenissime, permettant à l’exposition de promouvoir cette architecture dans toute son ambition ; l’école flottante de Makoko se voit même attribuer le prestigieux Lion d’argent, avec sans doute en prime le regard attendri de la grande sœur lagunaire qui a réussi. En outre, cette notoriété internationale trouve un écho prestigieux dans la sélection du projet dans la liste du prix Aga Khan d’architecture 2016, aux côtés de réalisations le plus souvent bien plus coûteuses.
Las, toutes ces bonnes fées penchées sur le berceau de l’école flottante de Makoko n’auront pas suffi à assurer sa pérennité : 10 jours après avoir reçu le Lion d’argent de la biennale de Venise, le prototype installé dans la lagune de Lagos s’effondre, un triste soir de tempête. Fort heureusement, aucun écolier n’est présent lorsque le pire se produit, le bâtiment étant déserté depuis quelques mois, en attente de travaux d’entretien.
Cet effondrement aboutit sans doute à une perte de crédibilité du projet : si l’objet architectural n’est bon qu’à flotter dans la lagune de Venise, il perd bien entendu beaucoup de son intérêt et devient un gadget luxueux pour biennale à fibre sociale. L’histoire ne dit pas vraiment pourquoi cet effondrement s’est produit : fragilisation de la structure, mauvais entretien, épisode météorologique particulièrement violent, détérioration volontaire de la construction, tout est possible. Mais ce n’était qu’un prototype, donc perfectible. L’important aujourd’hui est sans doute de tirer les conclusions de cet échec et de ne pas transformer ce Lion d’argent en élégant projet sans lendemain. C’est donc plus à Lagos qu’à Venise que l’avenir de l’école flottante de Makoko se joue. Or, à Lagos, l’unanimité semble moins grande qu’à Venise. De fait, si les populations locales ont adopté sans nuance le prototype, ce dernier a attendu étonnement longtemps avant de recevoir le soutien des autorités locales : l’Agence NLE a dû financer elle-même le projet initial et ce n’est qu’en décembre 2015 que le ministère du Tourisme et de la Culture de l’État de Lagos a accepté de s’y associer. Pourquoi ce manque d’intérêt des autorités locales pour ce projet désormais de renommée mondiale ? Peut-être en raison du grand intérêt des investisseurs immobiliers pour le territoire de Makoko : les tensions sont vives à Lagos autour de cette zone lagunaire située face au centre des affaires et qui pourrait être facilement construite si les populations des bidonvilles pouvaient en partir.
Au-delà de la biennale de Venise 2016, l’avenir dira si le projet méritait d’être repris et perfectionné, à Makoko ou ailleurs. Mais il n’en reste pas moins que cette aventure montre qu’avec peu de moyens, il est possible de proposer des constructions adaptées aux enjeux d’aujourd’hui, ceux d’une planète plus chaude, plus peuplée et plus urbaine.
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L’article du Monde sur lemonde.fr